Tunisie, le temps des doutes

Le comble est atteint lorsque Hamadi Jebali se demande «où est le gouvernement?» A-t-il oublié qu’il en était le premier responsable? Reconduit à la tête du parti islamiste, le chef de l’exécutif sait-il seulement que sa responsabilité est de veiller à ce que la Tunisie traverse cette phase transitionnelle dans les meilleures conditions? Se rend-t-il compte qu’à  force de prendre l’eau, c’est toute la troïka, Enahdha en premier, qui  alarme. Ne s’est-il pas demandé comment être performant quand on manque d’expériences, ignore les compétences et refuse le dialogue et la concertation?

Le gouvernement ne gère plus ses ministres démissionnaires ou isolés. Il fait face à la situation socio- économique et sécuritaire ambiante avec maladresse via des décisions approximatives, des déclarations contradictoires et des nominations contestables  par milliers. Celles-ci ont atteint plus de 1 300 nominations. Le tout est  saupoudré d’une communication défaillante et agressive bâtie sur le dénigrement, le déni et le mépris envers une bonne partie des forces vives du pays; envers tous ceux qui osent une opinion différente.

Sauf qu’à ce jeu des accusations et des insultes, tout le monde perd. Enahdha compris. La Tunisie a sombré ces derniers jours dans un bain de violences dangereux après les incidents de Bizerte notamment  qu’il faut arrêter au plus vite. Comment construire une Tunisie prospère et démocratique répondant aux exigences de la révolution quand on ne parvient ni à assurer ni rassurer pour une période de transition? Comment en à peine 8 mois au pouvoir, la Troïka est-elle arrivée à un si pitoyable bilan avec des régions qui se soulèvent contre elle? Comment a-t-elle réussi à se faire taxer de «contre révolutionnaire» même par une partie de ses propres électeurs?

En 8 mois d’exercice,  la colère des Tunisiens atteint aussi une grande partie des élus de la Constituante. Ces derniers ont remis leur légitimité à l’exécutif et pourraient étendre la durée de leur travaux selon Hbib Kheder jusqu’en avril 2013. Mustapha Ben Jaafar, Président de la Constituante,  n’a de cesse de rappeler que celle-ci se doit d’être prête autour du 23 Octobre. La date des élections en dépendant.

Du côté de Carthage, nous sommes en présence d’une Présidence de la république vidée de sa substance. Les dernières déclarations qui ont circulé sur le net à l’occasion de la Fête de la Femme présentaient un Moncef Marzouki, abattu, bien loin de l’image énergique qu’il véhiculait. Ligoté par la machine qui s’est emparé de lui, celui-ci avale son échec et joue tout son avenir politique dans une future candidature aux présidentielles Tunisiennes. Au niveau international, il présente une pitoyable image de la Tunisie osant des propos que l’on ne tient surtout pas devant des instances internationales.

L’échec du gouvernement dominé par les islamistes, les Tunisiens le constatent tous les jours. Si bien que durant les diverses manifestations qui sont organisées dans le pays, ce sont des slogans du genre «Echabb fed mil trablesiya el jdod» (marre des nouveaux trabelsi) qui sont scandés par des citoyens qui perdent patience. Ils ne décolèrent pas face à un coût de la vie qui s’enflamme, à une insécurité qui s’installe, à des comportements extrémistes que l’on tait, à des déchets qui envahissent leurs quartiers,…

La déception est perceptible dans toutes les instances et tous les milieux. Si toutes les régions ne réagissent pas comme Sidi Bouzid ou Sfax, celles-ci ont fait l’objet de violentes manifestations, les problèmes de constitution sont loin d’être les préoccupations majeures du peuple. Dans les cafés bondés, on joue au Rami et à la Belote. Les femmes sont scotchées devant la télévision regardant les feuilletons.

La majorité des 130 partis politiques qui se sont engagés à la veille des élections du 23 octobre ont mis leurs activités en berne. Sur le terrain pas plus de quelques dizaine de partis s’activent entre meetings et table rondes. Dans les régions, les partis politiques peinent à mobiliser du monde. A titre indicatif,  le président de l’Assemblée constituante n’a pu attirer plus d’une centaine de personnes durant une soirée de ramadhan dans le gouvernorat de Nabeul. Rached Ghannouchi a fait un speech  dans un stade à moitié vide à Bizerte et «Hezb Ettharir» n’a pu remplir toutes ses chaises dans un récent meeting à Kairouan.

La haine de la politique ou des politiciens?

Pourtant dans les  yeux des Tunisiens, on peut lire l’inquiétude. Ils interrogent. Où vont-ils? Que fait-on d’eux et de leur révolution? Qui pense à l’avenir du pays loin des calculs politiques ? Les partis politiques n’inspirent plus confiance. Au cours de la manifestation du 13 aout, plusieurs femmes  ont pris à parti différents leaders politiques défilant à leurs cotées pour exprimer leurs déceptions et rejets de l’action partisane. Le temps des regrets aurait-il sonné?

Parler de regrets serait aller un peu trop vite en besogne. Ce qui inquiète par-dessus tout, c’est l’incapacité des élites gouvernantes ou pas à  rassurer les Tunisiens sur leur avenir. Confrontés à un dur quotidien, les Tunisiens ont le moral en berne mais résistent. Les portefeuilles ont beau être vides, les parents ont beau avoir peur pour leur enfants des hordes de salafistes endoctrinantes autant que des vendeurs de zatla qui font leur trafic en toute impunité, la vie continue. Les Tunisiens sortent le soir se désaltérer,  vont à la plage ou au café, profitent des vacances dans une ambiance calme et quelques fois chahutée. Nous sommes loin de l’été tunisien sous une terreur salafiste  bien que des incidents éparses éclosent ici et là.

A cette polarisation, il est indéniable que ce sont les plus extrémistes qui risquent de gagner. Y sommes-nous déjà ? Pas si sure ou pas encore! Mais cela ne saurait tarder.

Reste à savoir comment un parti à la tête de l’exécutif dans une phase de transition démocratique qui en arrive aussi rapidement à s’accaparer la machine de l’état ralentisse-t-il ou n’accélère pas les réformes nécessaires pour l’installation d’une démocratie? A force de calculs, d’obsession du pouvoir et de la hantise de l’échec, Enahdha en arrive à ralentir tout ce qu’il revendiquait comme libertés et autres revendications.

Les questions tombent alors en cascade et on citera celles que sont posées le journaliste Elyes Gharbi et le  ministre démissionnaire Mohamed Chawki Abid: Quid des différentes instances supérieures et réellement indépendantes de la presse, de la justice et des élections? Quid de la commission du 9 avril? Quid des 365 points du programme d’Enahdha? Qu’a-t-on fait pour arrêter l’hémorragie de la balance commerciale, alors que l’économie s’enlise dans la crise et que les réserves en devises s’estompent? A-t-on engagé les réflexions fiscales et budgétaires afin d’éviter de refaire les erreurs de la LFC’2012, ou de rater l’élaboration de la Loi des Finances 2013? Qu’a-t-on fait de ses engagements socio-économiques envers la révolution? Quid de la lutte contre la pauvreté, de la résorption du chômage, du rétablissement de la justice sociale, de l’atténuation des disparités régionales, du combat des malversations et corruptions…

Que réserve l’avenir? Les progressistes tentent de s’organiser en différents fronts et le nouveau parti de l’ancien premier ministre Beji Caid Essebsi «Nidaa Tounes» se structure pour se préparer aux prochaines élections.Un parti qui répond à ceux qui peur au ventre estiment la Tunisie est perdue dans le gouffre islamiste. Ce parti révulse d’autres, estimant qu’une troisième voie est possible. Ni Enahdha ni les anciens du système, si tant est que ceux-ci qui sont « exclusivement » derrière Nidaa tounes » le soient.

Pour le moment, autant il est clair qu’Enahdha fait et fera partie de la vie politique de la Tunisie, autant il a déjà compris qu’il n’est ni majoritaire ni seule représentant des Tunisiens et de leurs aspirations. La logique du «Si tu n’es pas avec moi, tu es contre moi» commence à s’installer et les dernières déclarations de Rached Ghannouchi donnent un avant gout sur les vraies menaces qui pèsent sur le pays dans l’absence d’un Etat de droit:  Les anti Enahdha sont selon lui des non croyants. 

Sur les dents, Enahdha multiplie les faux pas. Après les accusations de complot concernant Sidi Bouzid, vient le temps de l’article 28 concernant l’égalité hommes/femmes. Une bourde qui coute cher au parti qui multipliant autant les faux pas que les signes de panique. Enhadha se fragilise. A force de colmater les brèches, elle perd de son crédit et fait multiplier les  nombreux déçus qui s’ajoutent à ces adversaires. Et ce ne sont pas des diners d’Iftar dont la facture salé qui a circulé et choqué bien des sympathisants qui vont l’aider à redorer une aura qui s’émousse.

Un diner qui donnait le coup d’envoi aux prochaines élections et qui pourrait selon certains initiés prendre la dimension d’un autre calumet de la paix avec des opportunistes toujours liés aux pouvoirs en place. Parmi ceux-là, de nombreuses têtes d’affiche qui desservent selon certains la cause d’Enahdha, pour ne citer que  le ministre des sports qui n’exclut pas de couper les mains des voleurs.

Amel Djait

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