Quelque chose de vivant semble-t-il, mais vous ne voyez rien. Intrigué, vous demandez quelques explications au petit groupe qui, comme vous, contemple le manège. « J’attends mon mulet pour le dîner », répond le premier badaud. « J’en attends un très gros», rajoute un second. N’y tenant plus, nous avons rencontré un de ces pêcheurs – car il s’agit bien de pêcheurs -, Anouar… plus connu sous le nom d’« Anouar le pêcheur »par tous les Bizertins.
Un fil de nylon, un bout de liège, un épervier, et c’est tout
« Les mulets sont des poissons migrateurs. Ils vivent principalement dans les lagunes, les lacs, les ports, mais ils ne peuvent se reproduire qu’en eau de mer. Bizerte, idéalement située entre lagune et pleine mer, est un lieu privilégié pour eux », nous explique Anouar, 50 ans, tanné par le soleil et musclé par la mer, triton qui passe sa vie dans la Méditerranée, sa « passion, son âme ».
« On commence par attraper une femelle mulet à l’épuisette ou à la nasse. On lui attache ensuite un fil avec un flotteur sur la lèvre supérieure, et on la promène au bord de la plage à la période de fraie. Elle attire les mulets mâles qui la suivent… jusqu’à nous !» Anouar nous montre son épervier, petit filet aux bords lestés de plomb. Agenouillé sur le sable, il dessine le geste à développer face au vent. Tiens, justement, son coéquipier, le promeneur de femelle, l’appelle ! Anouar avance doucement dans l’eau, son épervier jeté sur l’épaule. Et hop, ses bras se déplient, le filet s’envole, se referme. Anouar revient vers nous comme s’il sortait d’une poissonnerie, son épervier devenu filet à provision où un énorme mulet argenté frétille. « Les jours de chance, quand nous avons plusieurs femelles, nous devons demander de l’aide à un ami qui a un grand filet de pêche et on s’y met à plusieurs. Ces jours-là, on peut attraper jusqu’à 150 mulets d’un coup et on les vend au marché. Sinon, on les vend directement sur la plage. »
Une pêche si ancienne que personne ne connaît ses origines
Anouar a toujours connu cette façon de pêcher. Son père l’a enseignée à son grand frère qui l’a initié quand il avait 7 ans. Lui-même la passe maintenant à ses deux fils. « J’ai commencé par apprendre à voir le poisson, ce n’est pas si simple avec les reflets de l’eau et les vagues. Puis j’ai promené la femelle, avant de pouvoir enfin utiliser l’épervier. C’est une pêche de toujours, une pêche ancestrale. On ne sait pas d’où elle vient, mais elle a toujours existé ici. On est nombreux sur Bizerte à la pratiquer. On la connaît un peu sur toute la côte Nord, du Cap Serrat à Ghar El Melh. Mais si vous voyez quelqu’un pêcher comme ça à Djerba ou à Monastir, c’est qu’il a appris ici ! »
Anouar a conscience qu’il tient entre ses mains un patrimoine. Sans bruit, avec modestie, il l’entretient et l’offre aux générations futures. Parce qu’il se sent un élément de la Méditerranée, l’une de ses vagues, il met la tradition au service de sa protection et de l’écologie. Qu’importe que la antha soit absolument inconnue du reste du monde, elle existe et perdure.
« Et le mulet est meilleur », nous assure, satisfait, le monsieur qui met enfin dans son cabas le gros poisson que sa femme lui a commandé pour ce soir. Tout vient à point à qui sait attendre !
Mireille Pena
Crédits photos M. Pena